Carnet de route – Des changements structurels majeurs au pays du soleil levant
Dans notre lettre du T3 2016, nous avions écrit les raisons qui rendaient selon nous le marché japonais particulièrement attrayant. Nous avons continué d’approfondir notre connaissance de la cote et d’y investir, et restons enthousiastes quant aux perspectives de développement de nos participations nippones. Notre dernier voyage, fin 2019, nous a permis de rencontrer une cinquantaine d’entreprises et nous donne l’occasion de faire le point avec vous sur les quelques changements majeurs que nous avons remarqué dans le pays.
Investir au Japon crée généralement peu de réactions enthousiastes. Souvent, les plus récalcitrants vous exposeront des arguments macro-économiques variés pour justifier le fait de ne pas y investir.
Le plus courant est sûrement celui de la population. Pourquoi donc investir dans un pays dont la situation démographique se dégrade ? La population décroît effectivement de l’ordre de 0,12% par an depuis son point haut de 128 millions de personnes atteint en 2008. Ce déclin se révèle, année après année, inférieur aux 0,33% par an attendus dans les prévisions du gouvernement japonais, preuve que la situation est un peu meilleure qu’anticipée.[1] Le gouvernement essaie d’adresser ce déclin via certains changements de sa politique d’immigration. Bien qu’elles restent limitées, les mesures facilitant l’immigration ont permis au nombre d’étrangers d’atteindre 1.8% de la population en 2019, un plus haut historique.[2] Un détour par les kaiten sushis de Sushiro et les konbinis de Seven Eleven témoignent de l’attractivité du pays pour les jeunes d’Asie du Sud-Est, notamment ceux originaires du Vietnam. Les entreprises « tech » recrutent aussi de nombreux ingénieurs en Asie comme c’est le cas pour Mercari, dont l’équipe de développeurs compte de plus en plus de talents multiculturels.
Dans un pays où la population diminue, la croissance doit venir de la productivité des travailleurs. Elle est notoirement basse pour le Japon, et sensiblement en dessous de la moyenne de l’OCDE [3]. Le gouvernement est conscient de ce problème et promeut de nombreuses mesures destinées à augmenter la productivité, notamment via l’instauration de nouvelles méthodes d’organisation du travail et de mesures visant à encourager les investissements dans les nouvelles technologies. Les Japonais appellent “work style reform” cette réorganisation de la manière de travailler. Des mesures pleines de bon sens pour travailler moins mais mieux. Les Japonais sont depuis cette année obligés de prendre au moins la moitié de leurs jours congés par an ! Les plus téméraires ont essayé de compenser ces congés forcés en faisant des heures supp’ mais des drones passent dans les bureaux des grandes entreprises aux alentours de 22h00 pour les forcer à partir [4]. Nous sommes d’accord que les mesures sont drastiques. Autre signe de changement, de plus en plus d’entreprises ont recours aux travailleurs Freelances, plus agiles et permettant de contourner une loi du travail très rigide. Ce fait peut surprendre dans un pays toujours connu pour son système d’emploi à vie. Le président de Toyota lui-même a déclaré que protéger l’emploi à vie serait difficile dans le monde d’aujourd’hui. En ce qui concerne les nouvelles technologies, des mesures sont déjà en place et le gouvernement travaille sur de nouvelles incitations fiscales qui devraient voir le jour dès cette année. Quelques-unes de nos participations en profiteront, notamment Avant Corp, qui aide les entreprises à outsourcer certains processus comptables et assiste les directeurs financierd dans une meilleure gestion de leurs entreprises. Cette transformation est significative dans un pays où il se vend toujours plus d’1,7 millions de fax par an, et où de nombreux sites de production s’appuient sur des systèmes d’exploitation tel que Windows 95 !
En résumé, nous sommes conscients des problèmes démographiques du pays mais malgré cela, nous trouvons des opportunités d’investissement prometteuses. Pour la plupart de nos participations, ces problèmes démographiques, notamment le vieillissement de la population, sont sources d’opportunités.
Un autre argument courant en défaveur de l’investissement au Japon est l’absence de performances boursières satisfaisantes ces dernières décennies. Un investissement buy-and-hold dans le TOPIX depuis le début des années 90 aurait généré sur 30 ans un rendement annuel légèrement négatif comparé à un effet multiplicateur de 17 sur un même investissement sur le S&P 500. Aujourd’hui cette nouvelle devrait réjouir l’investisseur à long-terme, car comme nous vous l’expliquions dans nos lettres précédentes, les bilans des entreprises sont maintenant extrêmement solides et les valorisations, selon nos analyses, attrayantes. Un terrain de jeu idéal pour le stock-picking : plus de 300 entreprises ont vu leur BPA multiplié par 10 ou plus sur la dernière décennie.
Notre travail de recherche est facilité par une richesse boursière unique au monde : plus de 3 700 entreprises sont cotées. Cette cote est principalement composée de petites et moyennes entreprises dont la liste s’allonge chaque année d’une centaine de noms, alors que dans le même temps les ressources dédiées à la recherche d’opportunités sur cette zone restent limitées. C’est l’opposé des marchés américains ! L’indicateur SAAJ (version locale de notre indicateur SFAF [5]) est souvent aussi faible que le PER des entreprises dans lesquelles nous investissons et c’est une bonne nouvelle pour nos placements. Bien que le marché Japonais dans son ensemble soit détenu à 30% par les investisseurs étrangers, les disparités sont significatives suivant les tailles de capitalisation et nos derniers investissements sont détenus à moins de 10% par des institutionnels étrangers.
Enfin, sur le sujet de la gestion très conservatrice des bilans et des faibles retours sur capitaux propres, les optimistes mettront en avant que les choses changent. C’est vrai, et cela est notamment poussé par les actionnaires : le Japon est aujourd’hui le premier terrain de jeu des activistes en Asie. Plus surprenant, ce phénomène est également initié par des investisseurs locaux qui représentent une part croissante des propositions de résolutions soumises en assemblée générale. Concernant l’activisme, notre position est néanmoins nuancée : nous préférons de loin détenir des entreprises gérées par des personnes que nous admirons, et qui n’ont pas besoin de notre avis. Il y a aussi le fait que l’activisme au sens traditionnel n’a jamais vraiment fonctionné dans ce pays, puisqu’il ne réussit pas à prendre en compte les spécificités culturelles locales. Au Japon, la primauté de l’actionnaire ne tient pas. L’entreprise japonaise est avant tout une entité sociale, à l’opposé des théories de Milton Friedman [6]. Et force est de constater que ceux qui y ont essayé de faire entendre cette vision aux entreprises ont échoué (de T. Boone Pickens en 1989 avec Koito Manufacturing, à Steel Partners avec Ezaki Glico et Noritz aux prémices de la dernière crise financière).
Cependant, nous nous considérons au Japon comme dans le reste du monde comme propriétaires des entreprises dans lesquelles nous investissons et en ce sens souhaitons créer et développer des relations privilégiées avec leurs dirigeants pour exercer une influence positive à long-terme. C’est pour cela que nous avons mis en place un partenariat avec Go Japan dont nous partageons la philosophie d’investissement et qui nous permet d’accélérer cette démarche tout en l’adaptant à la culture locale. Avec eux, nous avons ainsi pendant notre voyage commencé à discuter avec certaines entreprises d’éventuelles inflexions de leur stratégie en matière de développement international, de politique d’acquisition, de rémunération des actionnaires, d’équilibre de vie pour leurs employés, de diversité, etc.
En ce qui concerne nos entreprises, elles se portent bien. Pro-Ship connaît une bonne dynamique de commandes et ses équipes travaillent d’arrache-pied pour livrer en temps et en heure ces projets. Avant Corp enregistre également de nombreuses prises de commandes et jouit d’une réputation croissante auprès de ses clients, notamment sur ses activités de Business Intelligence. Hoshizaki est sortie de la crise interne qu’elle traversait et déploie de nombreux axes d’améliorations. Enfin, nous avons investis dans trois nouvelles sociétés dont nous vous parlerons prochainement.
Vous pouvez retrouver les investissements dans ces sociétés japonaises plus particulièrement dans nos fonds Sextant Grand Large et Sextant Autour du Monde.
Louis D’arvieu, Etienne Guicherd, Julien Faure
Gérants analystes, Amiral Gestion
Les informations contenues dans ce document ne constituent pas un conseil en placement, une recommandation d’investissement ou un conseil fiscal. Les performances passées présentées dans ce document ne préjugent pas des performances futures, et peuvent être trompeuses. Ces performances ne sont pas constantes dans le temps.
[1] Japan Cabinet Bureau of Statistics, World Bank
[2] Nikkei Asian Review, “Japan immigration hits record high as foreign talent fills gaps”
[3] 46$ par heure travaillée pour le Japon, quand la moyenne de l’OECD est à 53$ et la France à 68$.https://data.oecd.org/lprdty/gdp-per-hour-worked.html
[4] https://www.bbc.com/news/av/business-47209793/japan-turns-to-tech-to-cut-long-working-hours
[5] L’indicateur SFAF consiste à compter le nombre d’analystes présents aux réunions de présentations des résultats. Moins il y en a, meilleur c’est. https://www.amiralgestion.com/wp-content/uploads/2015/07/100_2012-06-Lettre-aux-investisseurs.pdf
[6] Milton Friedman est un des premiers économistes à avoir défendu le concept de primauté de l’actionnaire dans son sens strict, selon lequel “le seul but d’une entreprise serait de générer des profits pour ses actionnaires”.